Tous les élèves qui, entre 1950 et 1990, ont usé leur fond de culotte sur les bancs du Collège-Saint-Pierre à Uccle, se souviendront de ce personnage rougeaud surgissant de nulle part en classe ou en pleine partie de billes pour pointer vers eux un doigt inquisiteur : « Vous ! Est-ce que vous savez chanter ? » « Heu, oui, un peu mais... ». Pas le temps de terminer sa phrase que l'élu se retrouve à interpréter « Au clair de la lune » ou « Frère Jacques » sous l'œil et l'oreille critiques de l'étrange abbé.
Quelques secondes plus tard, le verdict tombe : « Ca suffit, allez rejoindre vos camarades » ou mieux, « Venez nous rejoindre demain midi à la Chapelle ».
L'aventure peut commencer… Lui, c'est l'abbé Caron.
Très vite, ce personnage digne d'un héros de Fantasy a pris sa place dans la vie du Collège et on ne s'étonne plus de ses apparitions rocambolesques. C'est que la chorale dont il est le grand Maître fait désormais corps avec l'institution uccloise. Avec lui, on ne choisit pas ; on est choisi. On se retrouve là, un peu par hasard mais, au fond de soi, on a le sentiment voire la certitude que c'est un privilège. Alors, naturellement, on fait de son mieux pour ne pas le décevoir. Et tant pis si les copains « recalés » poursuivent leurs parties de foot ou de billes.
Avec ses joues rouges, sa baguette endiablée, l'abbé fait peur, l'abbé fait rire. Les airs qu'il fait chanter ont beau avoir été écrits par les plus grands, on les connaît la plupart du temps pour les avoir déjà inconsciemment fredonnés même quand on n'a aucune connaissance musicale. Et on s'étonne de ce miracle.
Son secret ? Un savant mélange d'autorité, d'amour et de pédagogie. Pas question de répétitions qui s'éternisent, qui engloutissent les week-ends et les mercredis après-midi. Des petits quarts d'heure volés ça et là sur les temps de midi, juste de quoi entretenir le petit goût de « trop peu » indispensable. Une affaire qui tourne, qui se régénère sans cesse, qui grandit ...
Et puis, comme par magie, les petits Elus se retrouvent « embarqués », au sens propre comme au sens figuré : si l'aventure avait commencé avec de petites célébrations au sein même du Collège, très vite se profilent les concerts à l'extérieur, de plus en plus nombreux et prestigieux. Vient ensuite l'heure de l'embarquement suprême, embarquement cette fois dans un des nombreux avions qui emmèneront les Petits Chanteurs au Canada ou ailleurs. Avec le Boeing, on le sent, c'est toute la chorale qui prend son envol. On a confiance, on fait de son mieux, on sent dans le regard des spectateurs que quelque chose se passe, quelque chose de grand, de beau, de contagieux, qui rapproche, qui élève, quelque chose à la fois de Divin et de très humain. Les tournées en Europe et en Amérique du Nord se multiplient et la chorale se mue pour un temps en une véritable école de vie. Terrain de rencontres, d'échanges, de prise en charge, d'apprentissage de la vie en groupe.
Insatiable, l'abbé Caron renouvelle sans cesse, s'attaque à de nouveaux défis artistiques et humains, foulant de ses vieilles galoches aussi bien les salons du Palais Royal que les couloirs poussiéreux d'un home à l'approche de Noël ; la magie de la musique vient renforcer la magie de cette fête du partage. « Rapprocher les hommes » par la beauté, c’est là un des paris majeurs de l’abbé Caron.
Et tant pis si la société change, si la mixité débarque, si les jeunes tombent parfois sous le charme d'autres sirènes plus complaisantes : show must go on !
C'est ainsi que 40 années ont passé sans que la chorale, menée par l'infatigable capitaine, ne prenne la moindre ride : plus de 4200 prestations ont fait des Petits Chanteurs de Bruxelles une des formations chorales les plus prisées.
Il était tellement fort, tellement irrésistible qu'on le croyait insubmersible. Pourtant la santé déclinante de l'abbé Caron, peu à peu, nous rappelait qu'il n'était pas l'extra-terrestre qu'on imaginait. Il a fallu alors se rendre à l'évidence : un jour viendrait où on nous l'enlèverait. Dieu, probablement. Mais même ça, ça ne faisait pas nos affaires.
Et puis, en janvier 1993, il s'en est allé. Orphelins, on l'était tous. Orphelins, oui, mais héritiers naturels d'une œuvre immense appelée à durer. Sa force, sa détermination, son amour du Beau, il nous les avait légués. L'aventure devait se poursuivre. De là-haut, pour sûr, il applaudirait...
Et c'est ainsi qu'aujourd'hui encore…